Dévorantes

Dévorantes

Aloïse Sauvage est apparue au grand public dans le rôle d’une jeune militante Act-UP, dans le film 120 battements par minute de Romain Campillo, Grand prix du Jury au Festival de Cannes en 2017. Depuis, la jeune femme hyperactive de vingt-six ans fait des bonds de géante. Car l’actrice est également danseuse hip-hop et a étudié le cirque à l’Académie Fratellini, ainsi que la musique, évidemment, son premier amour. Après Jimi, premier EP remarqué en 2019, elle sort son premier album, Dévorantes. D’où viens-tu, Aloïse Sauvage ? Je viens de Seine et Marne dans le 77, à côté de Melun dans une ville qui s’appelle Le Mée-sur-Seine. Mes parents sont dans l’éducation nationale, j’ai un frère et une sœur et j’ai passé toute mon enfance et mon adolescence jusqu’à mon bac là-bas. C’est la musique qui m’a d’abord marquée. J’ai grandi dans une ville où il y avait énormément d’activités culturelles pour les jeunes. J’habitais dans une rue où il y avait le conservatoire, la MJC, la piscine, les écoles, mon collège au bout… Je pouvais faire toutes mes activités en rentrant le soir à douze ans, sans avoir peur de me faire enlever. Quand j’ai eu 7 ans, j’ai vu un concert de musique irlandaise avec ma cousine. Dans ma famille on pratique pas mal la musique, mon oncle et ma tante jouent de la musique cajun, et on était tous allés à Lorient, au festival interceltique. Là j'ai eu un coup de foudre avec la flûte traversière, donc je m’y suis mise. Puis jusqu’à mes dix-sept ans, j’ai enchaîné avec de la batterie et du saxophone. La danse est venue très vite après, à la fin de l’école primaire. Je bougeais déjà pas mal toute seule, mais j’ai commencé à la MJC de ma ville. J’ai d'abord fait un an de danse hip-hop puis dès l’entrée au collège, j’ai commencé le breakdance. C’est une danse à part entière de la culture hip-hop, qui inclut le passage au sol. Si je voulais être plus précise, je dirais même du Newstyle, époque 90-2000. C’est plus acrobatique, plus musclé. Je commençais déjà à écrire beaucoup de petits poèmes, des genres de raps. J’ai fait du théâtre aussi avec mes profs au collège. C'était ça mon package artistique, en parallèle d’une scolarité normale. Comment passe-t-on d’une scolarité normale au cirque ? On essaie de convaincre ses parents ! Mais ça a été, parce que j’étais très bonne à l’école, j’avais de très bonnes notes. Je n’ai pas eu de difficultés dans ma scolarité, donc je renvoyais déjà à ma famille l’image d'une personne qui va jusqu’au bout de ce qu’elle fait. J’ai mené de front ma scolarité, où je voulais être la première de la classe, et mes activités extrascolaires tous les soirs et les week-ends. J’envisageais un cursus à Khâgne-Hypokhâgne, c’était tout tracé. Et puis je me suis dit que ce serait bien que je poursuive mes activités en parallèle. Finalement, j’ai décidé de faire directement ce dont je rêvais, même si c’était un peu plus flou à l’époque. Avant de choisir le cirque contemporain, je ne le connaissais pas extrêmement bien. Ça s’est fait comme un choix par omission. Je ne voulais pas être instrumentiste mais je n’assumais pas encore non plus mes désirs de chanteuse, d’interprétation de mes textes sur scène. Quand est venu ton désir de chanter tes chansons sur scène ? J’avais acquis un peu de force sur scène avec le cirque et la danse. Après, ça vient parce que ça doit ! C’est pas une réponse très élaborée, mais c’est vrai. J’écrivais depuis toujours, je chantonnais dans ma chambre, mais de là à l’exprimer... Je pense qu’il y avait une certaine pudeur, surtout quand on raconte des choses véritables et qui viennent de nous. Y’a deux ans, je me suis dit c’est le moment d’entamer ça et finalement ça a pris toute la place. Maintenant, c’est mon moteur premier. Quel rapport entretiens-tu entre la musique et le corps, entre les textes et la danse ? Je le vois comme un seul truc. C’est juste que ça passe par différents vecteurs. Quand je chante, ça passe par ma bouche, mais ma bouche fait partie de mon corps. Souvent, quand je chante, je continue ce que je suis en train de dire avec mon corps. Je le vois vraiment comme quelque chose d’entier. C’est pour ça que la musique me permet de faire tout ça en même temps, sans me poser la question. Ma définition, à la fin, c’est que j’essaie d’être artiste. C’est un tout expressif. Est-ce que ton corps influence ton écriture ? Carrément : je danse en studio en même temps que j’écris. Du coup, la rythmique est importante et dans l’album, il y a des morceaux plus dansants, j’explore par exemple l’afro-trap et d’autres rythmes. C’est aussi parce que j’ai été nourrie d’un an de live, de partage avec le public. J’avais envie de respirer à certains moments dans les chansons pour expirer aussi par le corps tout ce qui s’y passe. Souvent, mon corps finit ma phrase. Il connaît mes mots et les interprète presque avant que je ne les prononce. Mon corps c’est mon allié, il me défend beaucoup. Si je me sens un peu fébrile, il peut prendre le dessus car il a accumulé un vocabulaire et un savoir-faire qui lui permet de parer à la situation. Tu as un certain engagement sur l'album (comme l’homosexualité sur « Omowi » et « Jimi »). Dans la première phrase de « Dévorantes », tu chantes : j’ai envie d’être engagée dans ce que je fais. Comment vois-tu ton engagement ? Mon engagement, j’en parle en tant qu’artiste : c’est mon engagement émotionnel, ce que je donne de moi pour les autres, ce que je transmets comme émotions. Ce n’est pas politisé, je ne suis pas militante. Ce que vous appelez l’engagement dans certaines chansons, c’est vous qui l’appelez comme ça parce que ça rejoint des thématiques qui sont d’actualité, ce qu’elles sont depuis la nuit des temps. Moi, je ne les prends pas comme des thématiques d’actualité mais de ma vie à moi. Je n’en questionne pas le politique mais je me questionne moi en tant qu’individu. Ce que je traverse, je le raconte. Pour moi « Omowi » c’est le même processus de création que « Papa » ou « Tumeur ». C’est juste ma vie. Dans « Méga Down », tu te demandes : quel étrange besoin de prendre le mégaphone, pour exposer au monde ce qui me rend Méga Down. Est-ce que l’intimité, assumée et révélée, est la vraie sphère de l’engagement des jeunes d’aujourd’hui ? Je suis assez d’accord avec ça. Je n’ai pas de point de comparaison avec les générations précédentes, mais oui c’est un fait, c’est comme ça maintenant. Sans parler pour les autres, on dit vraiment ce qu’on vit sans masque. Moi, c’est ce qui m’intéresse dans la chanson. C’est très compliqué de parler de soi, c’est pour ça que j’ai écrit « Méga Down ». C’est pas forcément facile de se l’exprimer pour soi, mais aussi pour les autres, qu’on inclue sans leur demander leur avis, même sans les citer. Si on fait de l’art, quelque part, on accepte cette mission. J’arriverais pas à faire autrement car je mentirais ou j’omettrais. Et dans ces cas-là, autant faire autre chose. Faire des chansons et écrire, c’est donner un bout de soi. Ça part de là. Et puis j’aime le faire aussi. Si c’était une torture, je le ferais pas non plus. Donc c’est que ça m’aide quelque part et que ça me fait du bien. J’aime faire en sorte que des moments tragiques, dramatiques ou même joyeux se transforment en art, en élan artistique, en jets qui vont rester à l’infini. Il n’y a pas grand-chose d’autre qui me donne cette sensation de quête d’absolu que je peux avoir quand je fais une chanson et que je sais qu’elle va rester toute ma vie et bien après. C’est un peu pompeux mais c’est la vérité. Ton album s’appelle Dévorantes. Qu’est-ce qui est dévorant, ou qui sont ces « Dévorantes » ? C’est d’abord le titre de la chanson qui clôture l’album dans laquelle je parle de mes envies dévorantes. Mais j’ai choisi ce titre parce qu’au-delà de mes envies, il y a tous ces noms au féminin et au pluriel : mes chansons sont dévorantes, et tout ce que j’y raconte. Mes envies sont dévorantes, mes peurs sont dévorantes, mes failles, mes histoires d’amour, mes gloires, mes crises existentielles, mes apothéoses, mes joies… beaucoup de mots qui renferment les thématiques de mes chansons. Et puis j’aime bien ce mot car il est peu utilisé, il a un côté lyrique et brutal, au sens de l’animalité. Je trouve que ça renvoie à mon nom de famille Sauvage et je trouve que c’était un beau clin d’œil pour mon premier album. Ça me dévore, j’y mets toute ma vie, j’y donne tout. C’est aussi une sorte de sacrifice et ça me dévore le cerveau, le cœur, l’âme de faire tout ça. Mais c’est une dévoration exquise. Elle est parfois douloureuse, mais elle est belle. On a beaucoup parlé des textes, peux-tu nous dire comment s’est passé le processus musical ? J’ai bossé avec différents beatmakers, parce que j’aime la musique qu’ils font. Ce sont plutôt des beatmakers venus du rap, même s’il y a des cordes sur « Dévorantes » ou des montées électro sur « Toute la vie ». Le travail s’est beaucoup fait en studio. Je venais parfois avec des bribes d’idées, des textes, des intentions parfois claires, un flot artistique énorme, et je ressortais avec des chansons. Soit ça partait de mon texte, soit de gimmicks mélodiques au piano. J’ai très vite trouvé les mélodies et j’y ai pris beaucoup de plaisir. Je me suis rendu compte que j’avais une certaine aisance avec ça, c’est quelque chose d’assez jouissif. Il paraît que tu as eu la mention « attention à ne pas trop s’éparpiller » en rouge sur une copie à l’école : as-tu respecté la consigne ? Non ! Mais ça dépend de ce qu’on entend par éparpillement. Moi je ne me trouve pas du tout éparpillée. Je ne sais pas si c’est très français de penser comme ça, mais quand on fait plusieurs choses, on parle vite d’éparpillement. C’est un fait, je suis très indécise. Mais avec le recul, je me rends compte que j’ai toujours choisi et fait exactement ce que je voulais. Ça n’empêche que j’aime beaucoup de choses. Mais c’est beau d’aimer beaucoup de choses, qui peuvent en plus se rassembler pour finir par ne faire qu’un. Depuis que j’ai huit ans, j’espère être sur scène et ne faire qu’un et j’ai l’impression que je n’en suis qu’aux débuts en étant chanteuse. Parfois, faut pas trop écouter les conseils.

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