Pray For It

Pray For It

Le troisième effort de July Talk s’ouvre sur un bourdonnement céleste et nébuleux, mais quand le quintette de Toronto appuie sur une touche, c’est davantage pour effacer le passé que pour pianoter sur un synthé. Autrefois fier porteur du flambeau canadien du rock’n’soul granuleux, grommelant et inspiré par le new wave, le July Talk qu’on entend sur Pray for It évoque un groupe métamorphosé, reflet d’un monde métamorphosé lui aussi. « On avait l’impression que le monde commençait à s’écrouler [en 2016] quand on est partis en tournée avec Touch », dit la chanteuse Leah Fay à Apple Music. « On était sur la route quand Trump a été élu, on amorçait une tournée américaine quand l’interdiction de voyager a frappé les musulmans, et on est allés en Europe à l’époque du Brexit. En janvier 2018, on a commencé à écrire cet album dans une remise à calèches, qu’on a appelée The Jam Shed [le cabanon des jams], dans le jardin d’un de nos amis, on a donc eu le temps de faire le tri dans nos sentiments. » Le résultat est à la fois plus intime et plus extraverti que tout ce qu’a proposé le groupe jusqu’à présent. Pray for It laisse de côté le frisson vocal naturel entre Leah Fay et son acolyte Peter Dreimanis en faveur de confessions plus sincères et de conversations difficiles portant sur le privilège blanc, la masculinité toxique et la toxicomanie. Ils ont troqué leur côté fanfaron de festival contre une palette plus éclectique, aux sonorités de studio – des synthés à la Springsteen des années 80, des textures dissonantes, des hymnes gospel postmodernes –, pour être en phase avec le ton plus réfléchi et la teneur émotionnelle de l’écriture. « On était dans ce jardin, on laissait les chansons être ce qu’elles voulaient être », explique Peter Dreimanis. « On écoutait davantage qu’on n’orientait – et c’était quelque chose de très particulier à cette époque vraiment troublée. » Peter Dreimanis et Leah Fay nous offrent un avant-goût, pièce par pièce, du nouvel ordre mondial de July Talk.Identical LovePeter Dreimanis : « Je pense que j’ai toujours eu la crainte de tomber dans une espèce d’existence facile où on ne se réveille pas chaque matin parfaitement sûr d’être connecté à soi-même et d’exister réellement. J’ai probablement peur de la complaisance, et cette chanson est arrivée à une époque où je me sentais plus vivant que jamais. C’est une chanson très intime sur nous-mêmes. Mais en même temps, c’est comme se faire tatouer pour se rappeler de ne pas être une ordure – vous vous tatouez ce truc sur le corps qui vous permettra de vous rappeler que vous êtes toujours là. »Leah Fay : « C’est la plus belle chanson qu’il ait écrite, selon moi. Une chanson d’amour parfaite, qui échappe à tous les stéréotypes qu’on retrouve souvent dans ce type de morceau. »Good EnoughL.F. : « C’est une pièce qu’on a écrite pour s’apaiser – je voulais faire la chanson qu’on a besoin d’entendre quand on se sent pris dans un tourbillon. Souvent, on écrit des chansons sans comprendre sur le coup à quel point elles sont importantes pour notre bien-être à ce moment-là. Ça peut prendre des années avant qu’on l’écoute et qu’on se dise : “Merde, cette chanson m’a sauvé à l’époque.” À l’origine, c’était le démo d’une ballade au piano que j’ai jouée pour Pete un jour... et on en a fait cette pièce dance, dans l’esprit de Springsteen et des années 80. »P.D. : « Ce morceau avait une “vibe” “Positively 4th Street” où Leah interprète des paroles très sombres et déprimantes, et pourtant, on se prend au jeu d’une pièce vraiment dance et joyeuse. C’est quelque chose qu’on a toujours aimé faire avec July Talk : représenter la noirceur dans une ambiance festive, qui bouge et met de bonne humeur. »Life of the PartyL.F. : « C’est une chanson d’amour destinée aux consommateurs de drogue et d’alcool. On essaie ici d’humaniser le fait de s’extraire de son corps et de sa tête pour ressentir autre chose. Dans l’industrie musicale, on va souvent jusqu’à glorifier ce comportement comme si c’était inspirant ou étonnant, alors qu’en réalité, les gens qui se droguent le font pour anesthésier un traumatisme et se sentir mieux. Évidemment, ça conduit à des modes de vie et des comportements chaotiques. Mais ces vies n’en sont pas moins précieuses. C’est une chanson d’amour qui honore le côté humain de la toxicomanie. »PretenderP.D. : « Je reviens sur une expérience que j’ai eue avec l’artiste Robyn Love. C’est une bonne amie à nous et une interprète hors du commun. On a passé une soirée avec elle pendant laquelle elle est vraiment allée très loin, et on a assisté à cette expérience de libération totale et sauvage où plus aucune censure ne la retenait. Ça m’a hanté pendant des mois – je n’arrivais pas à m’enlever cette idée de la tête, je me demandais ce que ça ferait de se laisser vraiment aller sans se conformer aux attentes des autres. Dans “Pretender”, c’est l’idée que j’ai développée. J’ai été bercé par Nick Cave, Tom Waits et tous ces artistes qui racontent ce genre d’histoires sous un angle mythologique. Ç’a fait mon éducation. J’aime qu’on me raconte les histoires de cette manière. »Pay for ItL.F. : « “Pay for It” est une sorte de commentaire sur le fait qu’en situation de crise, certaines personnes peuvent s’en sortir en payant le prix. Mais pour d’autres, la seule solution est de prier ou de s’avouer vaincu. Ça fait le lien entre “Pay for It” [librement : “Paie le prix”] et le titre de l’album Pray for It [librement : “Fais ta prière”]. C’est censé brouiller les pistes! Cette chanson est née après une histoire hallucinante. On est sortis avec des membres du groupe pour fêter l’anniversaire du guitariste Ian Docherty, on s’est retrouvés dans un fast-food en fin de soirée et j’ai vu certains de mes amis se faire attaquer par des gars. C’était l’incarnation de la masculinité toxique dans notre société : la violence a éclaté en quelques secondes, sans raison. Je pense que c’est difficile pour les hommes d’admettre les notions toxiques de patriarcat et de masculinité, et c’est une chanson qui s’adresse aux systèmes en place. C’est sincère, mais sur un ton sarcastique, du genre : “Ah oui? Tu veux jouer à ça? Pourrais-tu être encore plus prévisible, tu crois?” »ChampagneP.D. : « On chante avec [les chanteurs invités] James [Baley] et Kyla [Charter] depuis le Field Trip [festival de Toronto] en 2016, et on a fait tellement de concerts ensemble qu’ils sont devenus des amis proches. Ça ne nous empêche pas de nous interroger sur le fait de jouer avec des choristes noirs dans des endroits très blancs, ou de voir des groupes se produire avec un ensemble gospel ces dernières années. On est responsables de ce qu’on montre – peu importe que James et Kyla soient nos amis. Quand on joue devant ce genre de public, il y a une certaine dynamique du pouvoir qui existe, qu’on le veuille ou non. On a commencé à évoquer ça avec Kyla et James. On s’est mis au piano, j’avais des paroles – “haven’t I lost my voice by now” [librement : “Je n’ai pas encore perdu ma voix”] – qui parlent de ma position et de mon privilège, et de l’idée de parler de ses problèmes autour d’une coupe de champagne... Ça parle d’argent, de pouvoir, du cœur du problème, en quelque sorte. On l’a jouée pour la première fois dans une émission de CBC [radio] avec seulement un piano et quatre voix, et puis on a laissé la chanson de côté – je pense qu’elle nous terrifiait. On ne savait vraiment pas quoi en faire. C’est comme si cet air gospel était un clin d’œil à toute l’histoire du vol de la musique noire. Dans un sens, ça semblait être une idée cool, mais d’un autre côté, on s’aventurait en territoire assez discutable. Mais notre ami [le producteur] Dave Plowman, qui a travaillé avec des échantillons toute sa vie, a amené la chanson à un tout autre niveau. James a composé l’ouverture, qu’on a travaillée par la suite en ajoutant des effets de voix, pour que ça paraisse vraiment volé. On a joué le jeu jusqu’au bout. »Friend of MineP.D. : « [Le bassiste] Josh [Warburton] avait cette incroyable progression d’accords, et par moments cette chanson ressemblait à “Coffee & TV” [de Blur]. Puis on a trouvé cette “vibe” très décontractée à la Kurt Vile et on l’a conservée. La chanson comporte des histoires qui sont comme des petites pensées disséminées çà et là. Mais je suis ravi qu’elle soit sur l’album, parce que cette pièce me donnait toujours l’impression d’être une chanson bonus, en complément. Son rôle est vital sur l’album après cette lourdeur, après “Pay for It” et “Champagne”. On a le sentiment que, peu importe la difficulté et la complexité du monde, on a besoin de s’appuyer sur son compagnon, de plonger la tête sous l’eau et de déconnecter de temps en temps. »The NewsL.F. : « Ça parle de la traversée de ce qui s’apparente à un changement de paradigme. Josh et moi avons beaucoup collaboré sur les paroles et les idées qu’on voulait développer. On écoutait “1979” et “Today” des Smashing Pumpkins, et on réfléchissait à la “vibe” nostalgique, irresponsable, “allez donc chier” de ces chansons, à quel point ça faisait du bien de les entendre. Concernant les thèmes abordés, j’imagine que dans un tel changement de paradigme, certaines personnes voient la lumière, tandis que d’autres restent engluées dans leurs petites habitudes. Peter et moi avons tous deux grandi dans des foyers où on lisait le journal. Mon père est écrivain, comme la mère de Peter. Chez moi, on recevait tous les journaux et mon père lisait toutes les opinions. Aujourd’hui, on vit dans nos chambres d’écho, on ne s’écoute pas les uns les autres, et la technologie fait qu’on n’est pas obligé d’écouter les autres. C’est ce que dit la chanson, en posant les questions : “Qu’est-ce que la vérité?” et “Est-ce que la vérité existe?” Quel que soit le type de conflit, c’est important d’écouter les deux parties et de comprendre leurs fondements pour obtenir la vérité. Parce qu’on sait qu’en matière d’information, chacun manipule sa propre histoire pour l’adapter à son public. »Governess ShadowP.D. : « J’ai découvert quelque chose concernant ma famille : mon arrière-grand-mère a été envoyée en Russie pour être gouvernante chez des gens riches, avec ses deux sœurs. Au même moment, j’étais très engagé dans le mouvement Alexandria Ocasio-Cortez/Bernie aux États-Unis. Alors qu’on était en pleine tournée avec Touch, on avait vraiment l’impression que les gens comprenaient de plus en plus à quel point le monde était devenu une source d’inégalités en termes de richesse, de genre, d’abus de pouvoir. Et la communauté musicale n’y échappe pas quand un groupe décide qu’il a la légitimité de s’exprimer au nom de tous. Ce niveau de pouvoir est effrayant, et pourtant on est constamment aux prises avec ce genre de dynamiques. Je pense que “Governess Shadow” décortique le sens du mot “richesse”, ce que signifie le désir d’être riche, et le pouvoir – l’ombre [“shadow”], c’est le contrecoup du capitalisme, comme la “main invisible” d’Adam Smith qui plane sur nous telle une ombre. »See You ThruP.D. : « J’ai travaillé très longtemps sur cette pièce. La version sur laquelle on s’est accordés possède un son très particulier – franchement Gainsbourg, ou peut-être Beck qui copierait Gainsbourg. C’était le fun pour moi, parce que j’ai trouvé une nouvelle manière de chanter. Je n’avais jamais chanté avec cette espèce de chuchotement, presque en fausset. C’était agréable d’essayer de créer une intimité, car cette pièce est prétendument une chanson d’amour au sujet de deux personnes que leurs idéologies séparent. »L.F. : « Mais la séparation dans ce cas-ci ne se joue pas tant sur le plan de leurs divergences politiques. L’un des deux dit : “Il faut aller de l’avant et garder espoir”, alors que l’autre pense plutôt : “Je vais m’allonger là et me laisser mourir.” »Still SacredP.D. : « On a fait celle-ci au milieu de la nuit. On est très férus de cinéma et on adore utiliser des petits extraits musicaux pour nos intros et fins de pièces, sans aller plus loin. Ce morceau devait servir d’intro à “The News” – si vous écoutez les deux pièces l’une à la suite de l’autre, vous comprendrez. C’est presque comme un petit poème... Josh a joué de la guitare acoustique, j’étais au piano, et Leah a chanté. On n’a fait qu’une seule prise, tous dans la même pièce. On entend de la mandoline et un Moog, mais c’est très dépouillé. C’était un de ces moments qui arrivent parfois, et je trouve que ça donne un côté plus humain à l’album alors qu’il est sur le point de se terminer. »

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