Is 4 Lovers

Is 4 Lovers

Après 20 années à voir leurs têtes fusionnées dans leur logo bicéphale, Sebastien Grainger et Jesse Keeler (Death from Above 1979) peuvent officiellement dire qu’ils partagent le même cerveau. Comme l’explique à Apple Music le duo originaire de Toronto, la décision d’autoproduire son quatrième album, Is 4 Lovers, n’était pas vraiment motivée par le désir de retrouver l’esprit « DIY » (« faites-le vous-même ») qui a donné naissance à son premier projet, le classique disco métal You’re a Woman, I’m a Machine (2004). Il s’agissait plutôt d’une tentative d’appliquer toutes les connaissances en matière de techniques de studio que les deux artistes ont accumulées au fil du temps en travaillant avec des producteurs de premier plan comme Dave Sardy (sur The Physical World en 2014) et Eric Valentine (sur Outrage! Is Now en 2017) et de les utiliser pour transformer leur connexion psychique en une véritable fusion mentale. « Depuis notre premier album, on voulait en refaire un par nous-mêmes parce que c’est de là qu’on vient », affirme le bassiste et claviériste Keeler, qui est le yin du yang du chanteur et batteur Grainger. « Quand on vivait ensemble, il y a de nombreuses années, je me souviens que le père de Sebastien est passé chez nous et quand il a vu tout notre équipement, il a dit : “Vous avez plus de stock que les Beatles en avaient pour faire Abbey Road. Où est mon Abbey Road?” Je repense à ça sans arrêt. On a atteint la quarantaine et on a tout l’équipement qu’on pourrait souhaiter avoir; on devrait savoir comment faire un album, rendus là. C’est notre travail! Comme Sonic Youth l’a déjà dit, c’est lorsqu’une idée quitte votre tête que les compromis commencent. Sur nos deux derniers projets, on a été obligés d’utiliser des mots pour expliquer [aux producteurs] ce qu’on voulait et parfois s’obstiner à ce sujet. Maintenant, il n’y a que nos idées musicales, plus besoin de s’obstiner. Pas besoin d’être démocratiques quand on travaille à deux : soit on est d’accord, soit on ne l’est pas. » Sur Is 4 Lovers, aucune idée n’est laissée inexplorée : suites prog punk en deux parties (« N.Y.C. Power Elite »), électro palpitante (« Glass Homes »), ballades au piano (« Love Letter »), blitz de hardcore (« Totally Wiped Out ») et ballades au piano qui se transforment soudainement en blitz de hardcore (« Mean Streets »). Cet album est comme un robot culinaire ultramoderne dont on aurait enlevé le couvercle : il est d’une efficacité redoutable pour pulvériser tout ce qu’on lui fait ingérer, mais aussi pour éclabousser tout ce qui se trouve autour avec ses ingrédients. Même si le premier simple, « One + One », s’annonce comme la suite sonore et spirituelle de « Romantic Rights » (2004), le pont étonnamment angélique et léché est révélateur d’un groupe qui, après presque deux décennies, découvre encore de nouvelles façons de se mettre en pièces détachées pour mieux se reconstruire. Laissons Keeler et Grainger nous convaincre, pièce par pièce, que DFA est véritablement parfait pour les amoureux. Modern Guy Sebastien Grainger : « Quand on est en studio, je traite Jesse comme s’il était du pétrole ou une autre ressource précieuse. J’avais besoin d’extraire de lui autant d’huile que possible : ses tonalités malades et ses idées folles. J’essayais de lui faire sortir des trucs, subtilement, qui allaient éventuellement m’inspirer une chanson cool. Quand il a commencé à me nourrir d’idées, on a pondu notre premier morceau, “Modern Guy”. Dès le deuxième jour, pendant qu’on écrivait une version métal-Beatles de “Reeling’ In the Years”, de Steely Dan, on s’est sentis validés dans notre décision de faire cet album par nous-mêmes. » One + One SG : « Celle-là est comme la suite de “Romantic Rights”. Pas de manière consciente, mais dès qu’on l’a terminée, je me suis dit : “Ah, oui!”. Il y a également un clin d’œil espiègle à You’re a Woman, I’m a Machine dans mon jeu de batterie. Et il y a aussi la connexion “romantique” dans les paroles. Dans “Romantic Rights”, je chantais : “I don’t need you, I want you” [librement : “Je n’ai pas besoin de toi, j’ai envie de toi”] parce qu’à 23 ans, je trouvais que c’était une image forte, mais après 15 ans dans la même relation amoureuse, je vois comment je me sens quand je suis loin d’elle pendant trop longtemps et j’avoue que je dis maintenant : “J’ai besoin de toi.” Et puis, tu deviens parent et c’est un peu comme avoir une conversation avec le futur, le moi s’efface légèrement et tout naturellement. » Free Animal SG : « “Free Animal” décrit essentiellement la vie d’un artiste ou d’un travailleur indépendant qui n’a ni patron ni emploi. Et là, grâce à la pandémie, plus personne n’aura de patron ou d’emploi quand notre album va sortir! C’est une chanson qui parle de liberté, en fin de compte. Ça peut sonner quétaine, mais on peut être une personne libre même en prison, même dans les circonstances les plus oppressantes, quand on est libre dans notre esprit. Tant que tu peux compter sur le pouvoir de ton esprit, tu peux être libre, peu importe le contexte. » Jesse Keeler : « C’est comme quand Thoreau a écrit dans La désobéissance civile qu’il ne s’est jamais senti aussi libre que dans une cellule de prison et que les murs ne signifiaient rien. » SG : « Loin de moi l’idée de comparer Thoreau à DFA 1979, mais n’empêche que les contraintes associées au fait d’être un duo sont, en fin de compte, très libératrices. Ça ouvre la porte à plein de possibilités, parce que la créativité sans limites est simplement trop vaste et intimidante. » N.Y.C. Power Elite Part I JK : « À l’origine, les deux parties de cette chanson étaient collées pour en former une seule, mais elle a beaucoup plus de sens, à mon avis, si elle est séparée, car il y a un énorme changement de perspective qui se produit. Les paroles de la première section sont écrites du point de vue de gens auxquels il est très difficile de s’identifier et celles de la deuxième sont d’un point de vue totalement différent. » SG : « Ma conjointe [la cinéaste Eva Michon] a été invitée par une femme de New York à réaliser un documentaire sur son changement de carrière, alors qu’elle est devenue magnate de la vente au détail sur Internet après avoir été magnate de la mode. Elle a eu accès à un monde que peu de gens connaissent. J’ai fait une caricature de ce genre de personne qui croit que ses accomplissements la rendent meilleure qu’elle l’est vraiment et qu’elle est supérieure au reste d’entre nous, moralement. À cause de ça, elle a l’impression qu’elle a le droit de nous montrer comment agir. Pendant ce temps, sur la côte de la Nouvelle-Zélande, elle crée une civilisation parallèle qu’aucun d’entre nous ne verra jamais! » N.Y.C. Power Elite Part II SG : « J’ai écrit la deuxième partie pour une vieille tante qui est morte. J’ai beaucoup parlé avec elle au cours de sa dernière année et elle avait une perspective très lucide sur sa fin de vie; elle était très ouverte et n’avait absolument pas besoin qu’on mette de gants blancs. Elle était ravagée par l’arthrite et aveugle, mais elle se rendait quand même dans son sous-sol pour y faire son lavage. Je crois qu’elle espérait secrètement débouler les escaliers et y laisser sa peau tellement elle souffrait et en avait assez de vivre. J’écris toujours des textes pour exprimer quelque chose; c’est très personnel parce que je veux pouvoir dire quelque chose qui me fasse vraiment vibrer quand on joue. Les paroles de nos chansons sont un peu comme des sorts que je me jette à moi-même. Ça n’a aucune importance si vous ne comprenez pas ces paroles; elles sont là pour nous permettre de créer ce moment. » Totally Wiped Out SG : « J’ai un très bon ami, Lukas Geronimas, qui est un artiste de Toronto vivant à Los Angeles. C’est un surfeur et je lui ai demandé de m’apprendre tout le jargon du milieu. En lui expliquant que j’écrivais une pièce au sujet de la dépendance à la porno sur Internet et comment la technologie engloutit notre monde, je lui ai demandé de me donner des exemples du vocabulaire des surfeurs qui cadre avec le sujet. Il m’a envoyé une liste de 200 trucs étranges que les surfeurs disent. Comme Brian Wilson qui n’a jamais surfé de sa vie, j’ai utilisé un surfeur pour composer une chanson de surf. Oh! et le cri qu’on entend sur cette chanson, c’est Jordan Blilie des Blood Brothers. » Glass Homes SG : « L’idée derrière cette chanson a germé à partir de la première ligne : “On vient tous au monde dans les affaires des autres.” On dirait une phrase en l’air, mais je pensais au fait que j’allais avoir un enfant. Elle est venue au monde et, tout d’un coup, elle s’est retrouvée entourée de tous ces objets de merde qui appartiennent à ses parents. On vient tous au monde entourés de la vie des autres. Puis, à partir de là, j’ai extrapolé la deuxième strophe : “Maybe your politics suck/Face it, everyone’s messed up” [librement : “Peut-être que tes opinions politiques sont merdiques/Avouons-le, tout le monde a des problèmes”]. Quand tu es inflexible, peu importe le point de vue, les autres deviennent des ennemis, tu vois? Et quand tu te mets dans la peau de l’autre, tu te rends compte que l’autre pense exactement la même chose à propos de toi. Tout le monde croit que les autres ont tort et sont mauvais, mais c’est une fausse dichotomie, c’est totalement faux. » JK : « C’est probablement aux États-Unis que c’est le plus flagrant, car presque tous les autres pays ont plus que deux vrais partis politiques. Et nous, au Canada, on est tellement inondés par leurs médias qu’on a tendance à oublier qu’on n’a pas le même problème qu’eux. On a réellement d’autres options. Prenez l’Inde : il y a une tonne de partis politiques et le taux de participation est incroyablement plus élevé que n’importe où ailleurs parce qu’ils apprécient vraiment la chance qu’ils ont. Aux États-Unis, tout est tellement binaire que c’est inhumain. » Love Letter SG : « Pendant qu’on enregistrait The Physical World, je travaillais sur un projet solo en même temps et je séparais mes idées, tandis que sur Outrage! Is Now, j’ai brisé cette mentalité et pour celui-ci, je me suis demandé : “Quoi? Je vais faire un autre truc en solo, là? Non! J’ai un groupe vraiment cool, pas question de filtrer mes idées.” Notre premier album parlait de relations interpersonnelles (amis, blondes, mères, pères) et même si je ne revenais pas consciemment vers ça, j’avais envie de composer une chanson d’amour. Je voulais écrire une lettre d’amour à ma femme parce que je ne l’avais jamais fait avant. Comment ça se fait que je sois encore marié? Aucune idée! Il fallait donc que j’écrive une lettre d’amour, et j’ai trouvé ça très difficile, parce que tout sonnait super quétaine ou forcé. En fin de compte, ce texte parle carrément d’à quel point c’est compliqué de composer une chanson d’amour. Mais, finalement, la voilà, votre lettre d’amour. Impossible de la sceller avec un baiser : c’est une pièce, c’est immatériel, ça n’existe pas vraiment. Mais en même temps, tu ne peux pas la perdre, car elle existera toujours. » Mean Streets JK : « J’ai écrit la partition de piano sur la guitare de mon enfant avant de la transposer au piano et de montrer ça à Sebastien, qui a écrit la ligne de basse. Quand on s’est réunis, j’ai fait jouer le piano à Seb et moi j’ai joué la batterie. En spectacle, on pourrait inverser les rôles étant donné qu’on a tous les deux tout joué sur cette chanson. » SG : « J’ai eu l’idée d’un couplet à partir du piano – “Mean Streets comme Robert De Niro” –, mais ensuite, j’ai commencé à travailler sur cette idée de voix à la H.R. de Bad Brains. Puis je me suis dit que je ne pouvais pas chanter ça sur cette ligne de piano. Ça semblait évident que la solution était d’en faire une chanson hardcore. » No War JK : « Cette chanson a un certain lien avec Outrage! Is Now, parce que la couverture de cet album était basée sur l’affiche “War Is Over! If You Want It” [de John Lennon et Yoko Ono]. Tout part de l’idée que les guerres sont dues à des malentendus, eux-mêmes issus de points de vue stupides. Pensez-y : combien de gens sont morts à cause de l’assassinat de l’archiduc Franz Ferdinand? Après, il y a cette quasi-béatification des guerriers. C’est cette façon de penser qui fait qu’il y a encore des guerres. Une des clés pour se débarrasser de cette folie et pour se débarrasser des héros est de poser un regard critique sur le passé. Ne pas avoir peur de remettre en question la glorification de ce genre d’attitude. Tout ça commence par un état d’esprit qui est facile à manipuler. Il faut laisser ça derrière nous si on veut que les choses s’améliorent. »

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