Dans la seconde

Dans la seconde

L’enthousiasme des fans de Karkwa ne s’est pas tari pendant la douzaine d’années où le quintette québécois s’est limité à quelques apparitions spéciales sur scène. Leur album Dans la seconde arrive donc comme un évènement. Plus matures, mais toujours aussi passionnés, Louis-Jean Cormier, François Lafontaine, Julien Sagot, Martin Lamontagne et Stéphane Bergeron nous entraînent dans un vortex de rythmes travaillés, de sonorités foisonnantes et de prose poétique spontanée. « On a pris notre temps. On avait une meilleure écoute, plus d’expérience et moins d’orgueil », a confié Lafontaine, grand maître des claviers, à Apple Music. « On voulait que tout naisse en studio, avec tout le monde ensemble, parce qu’on avait envie de se retrouver, tant humainement que musicalement. » Seul groupe québécois à avoir remporté le prestigieux prix Polaris (pour Les chemins de verre, en 2010), Karkwa a envisagé le studio comme un laboratoire pour arpenter de nouveaux territoires. « On a groové, exploré des beats et beaucoup philosophé sur le fait de créer sans idées préconçues », a raconté Cormier, qui signe les textes à quatre mains avec Sagot. Les trois complices nous présentent le résultat, pièce par pièce. Ouverture Louis-Jean Cormier : « Y a quelque chose de droit, d’élégant, avec une ambiance sombre et profonde; ça pourrait être dans Le seigneur des anneaux. Ça en impose. Une fin d’après-midi, on a mis à la suite “Ouverture”, “Parfaite à l’écran” et “À bout portant” et ça s’est mis à défiler et à commencer à ressembler à un album. » Julien Sagot : « On voulait que les chansons soient vraiment imbriquées les unes dans les autres, en trouvant des passages musicaux qui les relient. Ce segment instrumental a donné du sens et de la fluidité au reste. » Parfaite à l’écran J. S. : « Frank [François Lafontaine] et moi, on s’est enfermés dans une petite pièce à part des autres pour créer la chanson. On cherchait des bribes qui auraient pu se jumeler, pour arriver avec une structure en pièces détachées et finir d’attacher les fils avec le band. Nos chansons sont toujours un mélange d’idées assez improbables, qui donne une espèce de bibitte étonnante. C’est ça qui est fascinant avec Karkwa : on arrive avec des morceaux qui ressemblent pas à grand-chose sur le spectre musical québécois. » À bout portant L.-J. C. : « C’est né grâce à une petite boîte à rythmes qu’on a au studio. Julien l’avait partie à la fin d’une toune et j’avais trippé sur cette cassure-là, un bout très speedé qui démarre après un passage tout en douceur. Sans ce moment-là, j’aurais pas composé “À bout portant”. Pour le texte, Julien et moi on a eu envie de mettre un collage de tout ce qu’on trouve dans le journal en une semaine, tous les drames de la société, et de terminer dans un lit défait par des amoureux, comme si c’était un storyboard de film. On a mis beaucoup de matière et de densité dans une minute et demie. » Gravité L.-J. C. : « Un matin, Julien et moi on s’est assis au piano. On a trouvé une montée d’accords un peu mécaniques. [Le batteur] Stéphane [Bergeron] gossait sur un pad électronique, où il avait une musique indienne avec des cris d’enfants et des percussions. On a collé ça ensemble et ça a pris une allure Dead Can Dance; c’était beaucoup plus lent que la version finale. Pour cette chanson-là et quelques autres, on est allés s’isoler dans le bois au Studio Wild, près d’un lac à Saint-Zénon, pour jouer pour vrai, et on a réussi à lui insuffler l’énergie de Karkwa, qui pousse, qui tourne en rond. Ce vortex-là nous a menés vers le texte, qui parle de la société qui va vite et où on ne prend pas assez de temps pour vivre, pour exister. Instrumentalement parlant, ça jase, tout le monde se répond sans s’interrompre, c’est vraiment cool à jouer “live”. » Miroir de John Wayne J. S. : « C’est un vieux texte qui était resté sur un coin de table. Je voulais démonter le mythe de John Wayne, la figure du macho avec un gun associée à la virilité, pour lui donner une fragilité, une sensibilité qui passerait par une rencontre amoureuse avec un homme. » L.-J. C. : « La musique a un côté très posé, théâtral, et on joue avec un champ lexical d’oiseaux, ce qui donne un côté androgyne et excentrique à la pièce. Karkwa est capable d’aller dans ces zones-là, éthérées et cryptiques. » F. L. : « Moi, la musique, je la vois comme des carrés, des ronds, des triangles, et les morceaux se mettent en place. Une fois qu’on a trouvé la forme, avec la finale plus orchestrale instrumentale, celle-ci est sortie très vite. » Nouvelle vague F. L. : « Me semble que ça a été la plus difficile à faire. Elle a été discutée, rejouée, ramanchée, des éléments sont apparus, d’autres sont disparus, y a eu toutes sortes d’affaires dans cette chanson-là. » L.-J. C. : « Elle était trop frontale et on lui a donné du souffle. Y a un petit côté wagnérien, mais quand elle tombe dans les couplets j’entendais beaucoup les Velvet Underground et Lou Reed. Le texte parle de renouveau, de légèreté. Je venais de traverser un grand trip de cinéma des années 60, en noir et blanc. » F. L. : « Je trouve qu’une des plus belles phrases c’est “Et mes yeux verts ouverts regardent moins vers hier qu’avant”, qui décrit assez bien notre état d’esprit à tous les cinq quand on a décidé de faire l’album. » Dans la seconde L.-J. C. : « On était au Wild, la chanson avait un côté Radiohead qui nous agaçait, ça marchait pas, on était débinés, mais François a insisté et on est revenus vers un rythme plus lent, plus sensuel, proche de la musique brésilienne, qui avait été à la base de nos explorations. La toune s’appelait “Lâcher prise”, mais c’est devenu “Dans la seconde” parce que ma blonde, [l’animatrice] Rebecca Makonnen, a fait remarquer, en lisant le texte, que ça ferait un beau titre d’album. » L’échafaud L.-J. C. : « J’étais au Cigar Lounge pas loin de chez nous, je venais de finir de lire Haute démolition de Jean-Philippe Baril Guérard, qui parle de dénonciations dans le milieu de l’humour, de vie qui tombe à plat. Je réfléchissais à la réhabilitation et j’ai noté l’image “Je rentre comme on rentre dans un mur”. L’être humain n’a pas l’impulsion de vouloir améliorer son sort quand ça va bien, parfois ça prend un gros nœud, un cancer, une dépression, pour repartir sur de meilleures bases et se réinventer. » Du courage pour deux L.-J. C. : « La musique est arrivée tout simplement, avec un beat sur un petit clavier Casio. Ça ressemble à des tounes du passé de Karkwa comme “Oublie pas” ou “Moi-léger” où on a l’impression qu’on touche à de quoi de fragile et de beau qu’il ne faudrait pas gâcher. On repoussait le moment d’écrire le texte. On était rendus à la toute fin de la prod et j’ai eu un coup de fil de mon amie qui venait de recevoir un diagnostic de cancer du sein. Je pleurais beaucoup, je feelais tout croche et je me suis dit : “C’est de ça qu’elle parle, la toune.” »

Choisissez un pays ou une région

Afrique, Moyen‑Orient et Inde

Asie‑Pacifique

Europe

Amérique latine et Caraïbes

États‑Unis et Canada