Avant toute chose, il est important de souligner qu'Unplugged ne devait pas être la dernière sortie de Nirvana. Enregistré à New York le 18 novembre 1993, soit cinq mois avant la disparition de Kurt Cobain, ce live est en fait le premier de trois enregistrements réalisés cette semaine-là pour MTV. « Je pense que le lendemain nous avons fait Stone Temple Pilots », explique le producteur de la série Alex Coletti à Apple Music. « Puis Tony Bennett le jour d'après ». À peine l'enregistrement terminé, l'équipe de production était déjà en train de démonter le plateau, y compris les bougies noires et les lys Stargazer blancs qui allaient plus tard donner l'impression aux spectateurs d'assister à une sorte de funérailles vivantes. « On aurait dû tout garder », ajoute Coletti. « On aurait dû conserver tout le décor dans du verre, mais à l'époque on ne le savait pas, on est passés à autre chose tout simplement ».Ces dernières images de Kurt Cobain ont participé au mythe. Par exemple, le cardigan qu'il portait pendant la performance n'a toujours pas été lavé depuis ce jour-là. Récemment, il s'est vendu à 334.000$ aux enchères, ce qui en fait bien sûr le pull le plus cher jamais vendu. L'album live n'est sorti que près d'un an plus tard. Certifié plusieurs fois disque de platine, il devient à l'époque l'album posthume le plus vendu au monde. « On a utilisé ce live comme un moyen de faire le deuil de Kurt à l'antenne », explique Coletti à propos du show. « On l'a diffusé tellement de fois cette année-là que c'était presque étrange qu'il se soit vendu aussi bien. Tout le monde l'avait déjà écouté ». Montrant Nirvana dans sa version la plus épurée, cet album live demeure également une des plus grandes sorties de l'histoire du rock. Cela s'explique tout d'abord par la setlist qui ne comporte aucun hit, à l'exception de « Come As You Are ». « Jamais je n'allais leur parler de Teen Spirit », se rappelle Coletti. À la surprise générale, ils ont préféré mettre en lumière des reprises, des titres méconnus et des invités qui n'avaient rien à voir avec la rotation de MTV. À cette époque, Nirvana était le plus grand groupe du monde, mais c'était aussi le plus bruyant et le plus dissonant. Et pourtant, Krist Novoselic a échangé sa basse contre un accordéon (son premier instrument) pour réinventer « Jesus Wants Me for a Sunbeam » de The Vaselines, le titre étant à la base une parodie d'un vieil hymne chrétien destiné aux enfants. David Grohl a calmé son jeu en utilisant pour la toute première fois des balais de batterie, démontrant un contrôle total sur « The Man Who Sold the World » de Bowie. Cris et Curt Kirkwood - du groupe psych-punk souvent sous-estimé Meat Puppets, sont montés sur scène pour interpréter non pas un mais trois de leurs propres titres. Kurt avait toujours soutenu des artistes underground sur scène, en portant notamment leurs T-shirts (Flipper, Daniel Johnston et le cardigan de Frightwig ce jour-là). La probabilité que leur titre « Oh, Me » soit une nouvelle fois jouée à l'antenne en live, devant des millions de téléspectateurs est quasi nulle. « J'ai l'impression que c'était comme une super mixtape faite pour leurs fans », ajoute Coletti. « Un peu pour dire, 'hey, nous sommes comme ça ».Le concert se termine avec le surnaturel « Where Did You Sleep Last Night », reprise Lead Belly. À propos de cette dernière performance, Neil Young aurait décrit Kurt Cobain « comme un loup-garou ». Mais les titres originaux de la setlist sont tout aussi déstabilisants. Du swing à la Lennon de « About A Girl » au viscéral « Pennyroyal Tea », en passant par le mantra poétique « All Apologies », ces enregistrements sans bruit et distorsion sont devenus aussi iconiques et essentiels que les versions originales. Peu de groupes et d'auteurs-compositeurs auraient pu réussir cette transition de manière si naturelle et Kurt, qui garde d'habitude le monde à distance, sonne ici plus proche que jamais. Si Unplugged demeure aujourd'hui un des souvenirs les plus durables de l'icône Kurt Cobain, c'est en grande partie grâce à la chaleur et à la clarté de chaque cri, chaque refrain, changement d'humeur ou pointe d'humour entre les titres. Aussi émouvant et déchirant que cet Unplugged puisse être, ce n'était pas un adieu, mais quelque chose d'autre.